Comment vivez-vous cette gratification ?
C’est un honneur et une reconnaissance auxquels je ne m’attendais pas. Devenir docteur honoris causa de l’UCL, une université aussi réputée en Belgique, est une chose qui me semblait encore improbable il y a quelques années. Je me souviens encore du coup de fil qui a tout déclenché… J’étais assise dans mon petit bureau à Bukavu et, là , on m’annonce que l’université de Louvain a choisi de m’octroyer ce prix. Je ne trouve pas les mots exacts pour décrire ce que j’ai ressenti à cet instant… J’ai été inondée par une joie incommensurable, que j’aimerais aujourd’hui partager avec les femmes congolaises, avec tous les journalistes congolais… Je pense spécialement aux femmes de mon pays, qui sont des battantes ! Nous sommes présentes dans tous les domaines, chacune dans son secteur d’activité essaye de participer à la reconstruction de la RDC. Mon combat, je le mène dans la sphère du journalisme. Je suis éprise des valeurs démocratiques et républicaines et, au sein même de ces valeurs, je porte une attention toute particulière aux droits de la femme qui sont constamment bafoués chez nous…
Si vous deviez présenter votre journal à des personnes qui n’en ont jamais entendu parler, que diriez vous ?
Je dirais que c’est un journal d’information générale et d’opinion pour la promotion de la démocratie. Nous sommes un petit journal, avec un tirage évalué à cinq cents exemplaires par mois. Nous nous focalisons sur la production d’articles de fond. A partir du moment présent, nous essayons de réfléchir à l’avenir en nous éclairant des lumières du passé. Au Sud-Kivu la mémoire collective est orale, notre production s’inscrit donc dans une démarche de reconstruction de la mémoire collective. L’un de mes combats actuels est d’écrire des articles sur le fait que le Congolais de l’Est du Congo est lésé et qu’il ne faut pas que cette souffrance qu’il endure le pousse à la faute… Nous sommes dans un pays qui construit sa démocratie. Au journal Le Souverain, nous sommes porteurs d’un combat et nous luttons contre la désinformation, parce qu’un homme non informé est un danger public… Le journal Le Souverain se donne donc pour mission de faire un travail de recherche sérieux en vue de tenir la population éveillée et informée.
A qui s’adresse ce journal ?
La culture de la lecture du journal n’existait plus… Nous essayons de relancer cette envie de lire et d’acheter le journal. Au départ, quand nous avons commencé, le journal était gratuit, notre but était de faire renaître l’envie de lire la presse. Aujourd’hui, certaines personnes l’achètent, mais comme nous écrivons en français, notre lectorat est sensiblement réduit… Nous sommes lus par des intellectuels, des femmes, des ONG… Cette année, nous avons décidé d’aller à la conquête d’un autre public en insérant quatre pages en swahili et deux pages sous forme de bande dessinée, dans lesquelles nous allons nous attaquer à la situation socio-économique du pays, pour toucher les enfants. Ainsi, nous les préparerons lentement mais sà »rement à l’exercice démocratique.
Quelles sont les difficultés auxquelles vous devez faire face ?
Les difficultés résident essentiellement dans le manque de moyens pour faire fonctionner le journal. L’année dernière nous avons arrêté notre diffusion au mois d’avril… Cela va bientôt faire six mois que nous sommes en stand-by. Nous espérons reprendre la publication au courant de ce mois de février 2012. Et bien que nous n’ayons rien produit depuis l’an dernier, cela ne signifie pas que nous sommes restés inactifs, loin de là ! Nous avons continué à collaborer avec des confrères sur le terrain. L’autre raison essentielle, qui constituait un réel obstacle pour nous, c’était le manque de presse à Bukavu… Avant, nous étions obligés de traverser deux frontières pour aller faire imprimer nos articles au Burundi. Depuis peu la ville de Bukavu a son propre centre d’imprimerie, cela nous retire une énorme épine du pied.
Est-ce que c’est facile pour vous d’être à la tête du Souverain ?
Ce n’est pas du tout évident, dans un système patriarcal et dans un contexte comme le nôtre. La tradition nous considère, nous les femmes, comme des sous-hommes et les guerres interminables qui prévalent depuis quelques années chez nous n’ont pas contribué à renforcer la position de la femme dans la société. Dans les familles, étant donné le faible revenu des parents, ces derniers préfèrent envoyer les garçons à l’école. Les femmes sont incontestablement remises au bas de l’échelle… Au début, quand j’ai pris mes fonctions à la tête du journal, cela a été un réel choc dans la rédaction… Certains confrères ont eu le courage de me dire que c’était de la folie. « Que peux-tu faire là où les hommes ont échoué ? Qu’as-tu de plus que tous ces hommes qui dirigent toutes les chaînes de radios et de télévision de Bukavu ? Tous ces hommes sont dans l’audiovisuel, personne n’est dans la presse écrite… A moins d’avoir des moyens comme l’église catholique et son bulletin de liaison Karibu, tu n’y arriveras pas.  » Dans le journal, j’ai affaire à des hommes : chacun a été élevé dans sa famille en ayant à l’esprit une certaine idée du rôle que doit jouer la femme dans la société. Pour diriger mon équipe, je dois « oublier  » que je suis une femme… Depuis peu, je suis élue à la présidence de la de la Corporation des Journalistes du Sud-Kivu. Je travaille avec des grands hommes respectables, et les choses sont loin d’être simples… J’aime souvent rappeler que si j’ai été élue à la tête de cette corporation, ce n’est pas parce que je suis une femme, mais d’abord et avant tout parce que j’ai les potentialités requises pour occuper ce poste !
Vous parlez beaucoup des femmes, et de la défense de leurs droits. En tant que femme journaliste, avez-vous des difficultés à traiter certains sujets ? Si oui lesquels ?
A la radio Maendeleo, où j’ai travaillé pendant sept ou huit ans, je n’ai pas fait l’objet de censure, mais je devais agir selon la ligne éditoriale de la maison. A la Radio Maria, la radio de l’archidiocèse de Bukavu, là aussi j’étais libre et indépendante dans mon esprit mais je devais marcher selon la ligne éditoriale, d’abord de la radio et ensuite celle de l’église. Vous comprendrez donc qu’aujourd’hui, avec mon propre espace d’expression, toutes ces idées qui bouillonnaient en moi, je parviens à les exprimer à travers Le Souverain. Le choix du traitement des sujets se fait en équipe. La première chose que nous observons au Souverain, c’est le pluralisme d’opinions, et cette façon de procéder est en soi un exercice démocratique auquel j’attache une grande importance. Je suis l’évolution des débats en me disant que je ne dois pas être la seule à parler d’un sujet dans mon journal. Quand je suis la seule, je fais tout pour véhiculer mon idée dans les différents groupes de réflexion pour que les gens en parlent en même temps que moi. Dans ce cas de figure, il est difficile que moi ou le journal soyons pointés du doigt par rapport au traitement d’un sujet. J’entends également relever qu’à l’heure actuelle, avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, nous sommes ouverts sur le monde. Si j’ai une idée que je ne peux pas relayer à Bukavu, je peux en discuter avec un collègue qui se trouve à l’étranger, et peut être que celui-ci la fera sienne et va lui donner une vie en dehors des colonnes de mon journal.
Avez-vous déjà été soumise à la censure ?
Concernant la censure, je commencerais par vous répondre qu’avant de publier un sujet, je m’autocensure naturellement, cela fait partie du processus que j’emprunte avant la publication d’un article dans les colonnes du journal. Dans ma façon d’agir et de réfléchir, j’accorde une attention particulière à la dignité humaine, par conséquent je me censure pour éviter de toucher à la dignité humaine. Par ricochet j’évite la diffamation… Cependant, je reste lucide, la censure existe bel et bien. Vous le savez sà »rement, le Kivu compte à son actif plusieurs assassinats de jeunes journalistes, dont on ne connaît ni les commanditaires, ni les auteurs. La seule chose dont on est sà »r est que ces actes ignobles se sont déroulés dans le cadre de l’exercice de la profession… Il y a donc de quoi craindre pour sa vie ! La première vraie censure, pour nous les femmes, c’est notre tradition, qui n’a pas encore mis de côté toutes les coutumes discriminatoires. La censure n°1 c’est la prise de parole dans un milieu d’hommes, nous nous sommes imposées et nous devons arracher au quotidien la parole à cet univers totalement masculin….
Le terme « démocratie  » revient souvent dans vos propos. Quel est votre sentiment par rapport aux récentes élections qui ont eu lieu en RDC au mois de novembre dernier ?
Bien que pendant cette période nous n’avons rien produit, nous avons participé et contribué à relayer l’information. Par rapport aux élections, je dirais que c’est très difficile d’organiser des élections au Congo compte tenu de l’étendue du pays. Il s’est avéré que la CENI (Commission Electorale Nationale Indépendante) n’avait pas tous les moyens nécessaires pour les organiser. C’est une des raisons pour lesquelles certains coins du pays n’ont pas été atteints, non seulement au moment de l’enrôlement, mais le jour même. Certaines personnes ont dà » faire plus de quarante kilomètres pour aller voter… D’autres étaient présentes devant le bureau de vote mais leurs noms ne figuraient pas sur la liste d’enrôlement…Cependant j’aimerais tout de même attirer votre attention sur la volonté du peuple congolais, qui a tenu à participer à ce processus électoral. Si aujourd’hui, à travers le monde, il y a des choses qui sont reprochées à ces élections, je peux comprendre, chacun a le droit d’avoir son opinion… Pour moi, l’heure est venue de préparer les élections locales, provinciales et municipales. Car ces dernières ont la caractéristique d’être proches des électeurs.
Comment les élections ont-elles été vécues au Sud-Kivu dont vous êtes originaire ?
Au Sud-Kivu, je trouve que nous avons mà »ris… Les élections de 2006 ne sont pas identiques à celles de 2011. J’ai remarqué que les gens ont procédé à un vote sanction, alors qu’en 2006 il y avait beaucoup plus de fanatisme… En 2006, on a voté pour la colline, pour le village, pour le swahili. Mais au final, la satisfaction n’était pas au rendez vous… Cette fois les gens ont été capables de choisir parmi les onze candidats pour la députation nationale. Sur les 500 députés nationaux, il n’y en a qu’un seul de Bukavu qui était dans la précédente équipe et qui retourne à Kinshasa ; tous les autres sont des nouveaux. Ceci me pousse à dire que la population a remarqué que ces députés nationaux n’étaient pas porteurs de ses aspirations… La population a réorienté ses choix cette fois-ci.
Wendy Bashi
Infosud Belgique